Tu dis au revoir à ta maison, un matin ensoleillé de mai. Nous avons attendu le printemps dans l’espoir que les beaux jours rendent ton départ moins difficile et triste.
Quand la culpabilité frappe à la porte, le courage se fait la malle.
Je te regarde glisser la clé dans la serrure et la mettre dans ta poche. Geste que je connais par cœur. Tu ne pleures pas ; je pleure pour toi. Tu parais si fragile soudain. Cela fait plusieurs fois que tu tombes. Seule ta maison en était le témoin mais les murs, ça n’appelle pas les secours. Tes voisins nous prévenaient. Ils ne disaient rien mais nous comprenions qu’il était temps, pour ta sécurité et leur sérénité, de te parler d’un nouveau lieu de vie.
Je m’étais toujours dit que jamais je n’aurais le cœur de t’envoyer dans ces maisons dites de retraite. Mais je n’ai pas mon mot à dire. Tes enfants décident, tu donnes ton accord, je regarde sans rien dire.
Tu passes ton bras sous le mien. Tu trembles un peu. Ta main à la peau douce essuie la larme qui coule sur ma joue. C’est toi qui pars, c’est moi que tu consoles. Tu montes à l’avant de ma voiture aux milles vies. Tu souris. Nous en avons parcouru des kilomètres avec mon bolide. Ce dernier voyage nous serre le cœur, comme ta main posée sur la mienne. Les rues défilent, je n’en reconnais aucune. Pourtant, ce village, je le connais par cœur. Mais je ne veux pas voir. Je suis en colère. Je t’observe. Tu poses tes yeux sur le banc qui a connu ton premier baiser, sur la mairie qui t’a uni à ton mari, sur l’église qui baptisé tes enfants. En silence, tu leur fais tes adieux. Cette fois-ci, c’est moi qui serre ta main dans la mienne.
Nous arrivons devant la maison de retraite. Je n’aime pas ces murs, je n’aime rien. Nous avons choisi celle qui se trouve dans le village d’à côté, histoire de ne pas trop te dépayser. Et puis, c’est surtout pratique. Ton fils, mon oncle, habite à côté. En cet instant, je n’aime plus personne.
Je t’aide à sortir de la voiture. Dans un geste discret, je te vois caresser son toit comme si tu tapotais la tête d’un enfant. Tu m’attendris. Je t’aime tellement. Une aide-soignante nous accueille. J’aime son sourire. Elle est la lumière dans mon ciel gris. Elle prendra soin de toi. Je le sens. Tu découvres ta chambre. Nous avons pris le soin de l’habiller à ton goût. Des photos sont posées sur un meuble, tes draps recouvrent ton livre. Ça sent ta lessive et ton parfum. Mon cœur bat fort. Tu ne réagis pas. Ton regard a déjà perdu son éclat. Je te parle, essaie de te changer les idées. Tu réponds. Sans joie.
Mes parents partent. Je reste. Mon oncle dit qu’il reviendra plus tard. Je lui réponds que ça ne sera pas la peine. J’ai déjà échafaudé notre évasion. Tu t’assieds dans ton fauteuil et tu commences à parler. Les mots sortent, le barrage a cédé. Tu ne te plains pas, tu dis que tu es fatiguée, tu me racontes ta vie. Je t’écoute sans jamais oser t’interrompe. Je prends des notes. Tu me laisses faire. Le soleil se couche. Les visites touchent à leur fin. Je suis triste. D’habitude, je reste dormir. Aujourd’hui, je dois te laisser. Je dépose un baiser sur ton front. Tu saisis ma main et l’embrasse.
Ce baiser sera le dernier souvenir de toi.
Le lendemain, un virus s’abat sur nos vies. Les visites sont interdites. Tu es seule et je ne peux plus te voir. Je tourne en rond comme une lionne. Je crie après mes parents, je pleure. Pourquoi ne me laisse-t-on pas entrer ?
Tu es tombée en voulant aller aux toilettes. La nuit a avalé ton cri. Au petit matin, l’infirmière t’a trouvée, inerte, sur le carrelage. La fatigue et la peur ont éteint ton corps. Tu t’es cassée le fémur. Satané corps qui se brise. Cela fait trois jours que tu es à l’hôpital. Je ne peux pas venir te voir. Le protocole me l’interdit. Tu me fais passer des petits mots. Je veux te serrer contre moi. Ton corps ne guérira pas. Tu le sais, nous le savons.
Et le virus t’a attrapé. C’est en réalité à cause de lui que je ne peux pas te rendre visite. Ils viennent tout juste de me l’annoncer.
Je suis en colère. Ils parlent de 15 jours d’isolement. 15 jours ? C’est l’éternité pour un cœur aussi fragile que le tien. J’ai un mauvais pressentiment. Tu te laisses mourir, je le sens. Tu m’écris une longue lettre dans laquelle tu parles de la vie, de moi, de nous, de tes rêves et de la mort. Tes consignes sont claires. De la tenue aux musiques, je connais tous les détails de ton enterrement. J’en suis la gardienne, le chef d’orchestre. Tu aimerais que j’écrive un texte. Je refuse. Tu ne mourras pas. Je vais venir te voir, d’une façon ou d’une autre, j’y arriverai. Tu ne m’entends déjà plus.
Le médecin m’appelle. Tu es morte dans la nuit.
Je ne pleure pas. Mon cœur explose. Tu es partie seule. Ce n’est pas juste. Le médecin m’informe que le protocole interdit toute visite. « Mais enfin ! Elle est morte !! Ce foutu virus ne l’a pas tué. C’est vous, vous et votre protocole à la con. » Il n’entend rien. Ma souffrance ne l’atteint pas. Tu quitteras l’hôpital dans un sac noir, le corps nu. Tes vêtements, posés sur ton lit, t’attendent pourtant.
Je regarde le cercueil dans lequel tu reposes et les larmes ne coulent toujours pas. Te savoir nue entre ces quatre planches me vrille le cœur. Tu dois avoir froid. J’aurais aimé embrasser ton front une dernière fois, te dire que je suis là, te rassurer. Tu me disais avoir peur de la mort. Je t’aurais accompagnée, parlée, réconfortée et faite rire. Je ne sais même pas si tu es réellement dans ce cercueil. Ce n’est pas juste !
Le soleil brille haut quand ton corps descend sous terre. Je lis mon poème. Tu vois. Les mots sont venus. A peine ai-je laissé s’envoler le dernier mot que je sens ton parfum. Sur mon bras, un papillon se repose. Cette fois-ci, les larmes coulent à flot. J’avais tellement peur que tu m’en veuilles, que tu penses que je t’avais abandonnée… mais je comprends que tu me pardonnes. Je t’aime tellement mémé.
© Pauline Lacot
(août 2022)
Photographie : Lens (62)
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