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  • Photo du rédacteurPauline Lacot

Madeleine




« Vous savez, je vois rarement du monde. Dans le village, tout le monde se connaît mais personne ne se parle. Je me rappelle d’un temps où les gens causaient dans le café, sur la place, à la sortie de la messe. Mon André aimait ça le monde. Moi, j’ai toujours été une sauvage. J’aime les gens mais souvent s’ils me laissent tranquille. Pourtant, les années ont tracé des lignes sur ma peau, mon André repose au cimetière depuis bien longtemps et je sens la solitude peser sur mes épaules. On a pas eu d’enfants. On voulait pas. Oh… on se l’est jamais dit mais c’était comme ça. On s’est compris sans un mot. Il était taiseux mon André avec moi. Il livrait ses secrets aux copains, le coude sur le comptoir, la casquette à côté du verre et la vie défilant sous leurs yeux. Il bossait dur. J’ai jamais eu à me plaindre. J’aurais aimé aller a l’école plus longtemps mais mes parents disaient que lire nourrissait pas une famille. Alors j’ai suivi leurs pas et j’ai emprunté une mauvaise direction. J’avais un rêve voyez-vous. Être institutrice. Je pensais que savoir lire, écrire et compter étaient les cadeaux les plus précieux que le bon Dieu pouvait nous faire. C’était la porte de sortie de notre monde de paysans si dur et aigri. Je rêvais des bambins derrière leur pupitre en bois, de l’odeur de la craie, des souvenirs qu’on se crée, des idées qu’on fait naître. A la place, j’ai été couturière. C’était déjà beaucoup. Et puis, j’ai commencé à l’atelier et j’ai fini cheffe d’équipe. Comme quoi… Mon André, il me poussait à réussir, à voir plus haut. L’alcool le rendait poète. Jamais il a levé la main sur moi. Jamais. Mais son cœur se fermait parfois à double tour et jamais j’ai trouvé cette clé là. Il est mort la veille de Noël. On l’a jamais aimé pas cette fête ; aujourd’hui je la regrette. Quand je vois les étoiles dans les yeux des petits, je me dis que j’aurais aimé cueillir quelques étoiles pour les coller dans mes yeux. Mais c’est ainsi. C’est la vie. Et puis, je suis pas malheureuse. Loin de là. Tous les vendredis, je viens ici sur la place du village et je discute avec Sophie. Elle est maraîchère. C’est un soleil au cœur tendre. On s’est tout de suite aimé. Je dis aimer parce qu’un jour, elle m’a dit avoir perdu sa grand-mère quand elle avait 5 ans et elle sait pas trop pourquoi, je lui rappelle sa peau. Alors elle m’a aimé tout de suite. Elle aussi. Elle attend un petit. Mon cœur se serre de joie. Elle m’a dit qu’elle avait hâte de me le présenter et que je serais, si j’accepte, sa mamie de cœur. Pensez bien que les larmes ont inondé mes yeux. J’avais pas pleuré depuis le décès de mon André. C’est dire… J’espère vivre assez longtemps pour le rencontrer. S’il est aussi lumineux que sa mère, le monde se portera mieux.

Madeleine. »


© Pauline Lacot

(juillet 2022)


Photographie : Azay-le-Ferron (36)


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