MES INSPIRATIONS
[ GASTON ]
« Tu vois, Simone, cette maison, c’est celle de Gaston. Il avait une moustache épaisse, souvent on y voyait des miettes de pain, comme des étoiles sur la voûte céleste. Il causait pas beaucoup, Gaston, mais il avait le regard curieux, le coup de main facile, et l’intelligence d’un poète.
Je me souviens bien de lui parce qu’avec ma grand-mère, nous aimions lui rendre visite. On arrivait avec le pain, et le fromage de chèvres fabriqué dans notre ferme. Gaston préparait le bouillon avec le pot-au-feu et parfois, c’était juste une soupe, à cause du manque de sous. Il a jamais été marié. Ça l’intéressait pas. Lui, ce qu’il aimait, c’était jouer avec les mots.
Quand il écrivait des poèmes sur le pas de sa porte, il portait toujours une casquette. Il disait que c’était elle qui lui donnait l’inspiration. À l’école, il a appris juste ce qu’il fallait pour faire vivre ce qu’il avait dans le cœur. C’est ce qu’il disait à tous les gamins qui passaient devant chez lui, y compris à moi. Ça m’a marqué, tu sais. Je savais pas encore lire quand il m’a offert son premier poème. C’est mémé qui me l’a lu au coin de la cheminée. J’avais les yeux qui pleuraient tout seul. Mémé aussi était émue.
Gaston regardait la vie avec une sensibilité qui me parlait à l’âme. Quand j’ai grandi, j’allais toujours le voir. Avec mon carnet et un crayon. J’essayais de faire comme lui. Sans succès. Il m’a laissé faire jusqu’au jour où il m’a dit « Petite, on ne regarde pas la vie de la même façon, parce que notre âme n’a pas vécu les mêmes choses. Écoute ton cœur et laisse-le te guider. Tu verras. Tu écriras comme tu es. ». Ses mots résonnent encore en moi aujourd’hui. De ce jour, j’ai commencé à écrire qui je suis, avec ce que je suis.
Et tu connais la suite, ma Simone. »
Pauline Lacot
(Texte protégé)
LE LIVRE DES SECRETS
Des parfums alléchants me sortent du sommeil. Dans les draps chauds d’une nuit froide, j’hésite à sortir. En bas, j’entends ma grand-mère s’affairer. Les odeurs, c’est sa cuisine. Le jour se lève pourtant à peine. Comment fait-elle ? Dehors, le soleil timide caresse de ses rayons la fenêtre perlée de rosée. Il fait froid dans cette chambre, heureusement que mémé a le cœur chaud.
Nous dormons dans le même lit. Souvent je glisse dans le creux de ses reins, une plume sur une balance de duvet. L’édredon rouge pèse sur mon corps endormi. J’entends mémé m’appeler. Les tartines grillées dansent avec les plats mijotés.
Je me couvre pour garder longtemps la chaleur du lit douillet. J’ouvre grand la fenêtre pour chasser l’humidité qui vit dans les murs et les mauvais rêves. La maison de mémé à l’âge de ses aïeux. Elle en a hérité à la mort de ses parents. Ma mère a grandi ici. J’aime marcher sur la branche de mon histoire familiale.
Le café au lait fume dans le bol en terre cuite qui porte mon prénom. Le dos de mémé me dit bonjour, sa voix douce caresse mon cœur de petite fille. Je l’aime tellement. Je passe tous mes étés chez elle, dans la campagne de son cœur. Elle a gardé une vache, et une chèvre. Dehors, le chien monte la garde. Sa méchanceté est aussi féroce que celle d’un agneau. Mais avec mémé, on aime lui faire croire qu’il est le loup de la bergerie. Sa queue tape contre la porte.
Mémé le fait rentrer. Il se frotte contre ses jambes quémandant une caresse méritée pour un travail bien fait. Il pose sa tête sur ma cuisse. Rituel matinal. Sur le pain encore chaud, le beurre fond. Les lignes du pain sont comme les rides de mémé. Discrètes mais présentes. Témoin d’un temps passé.
J’attends patiemment le baiser qui fait trembler mon cœur, le baiser des premières heures, le baiser délicieux d’une bouche usée. Mémé embrasse ma joue rebondie puis passe sa main dans mes cheveux défaits. Devant ses yeux, le voile des années devient de plus en plus épais. Elle tâtonne, dans cette cuisine qu’elle connaît par cœur. Elle me respire pour ne pas oublier mon visage. Je la respire pour construire nos souvenirs.
Le café chaud glisse dans ma gorge nouée. Le sablier de mémé s’écoule et je ne peux rien faire pour l’arrêter. Je sens, au fond de moi, que chaque seconde compte désormais. Elle s’assied en face de moi et ferme les yeux. D’une main tendre, elle saisit la mienne. Sa voix enrouée murmure des mots que moi seule comprends. Mémé chante dans sa langue maternelle. Ses mots sont comme les ricochets sur l’eau limpide d’un lac. Ils rebondissent sur mon cœur. Je ferme les yeux, mes oreilles s’ouvrent en grand.
Elle écrit sur mon âme les partitions de son enfance, et elle veut que je me souvienne. Des larmes glissent sur les ruisseaux de son visage halé. Sa chevelure blanche brille d’un éclat nouveau. Autour d’elle, ses ancêtres chantent et dansent. Je les vois. L’émotion frissonne sur ma peau.
Doucement, mémé lève ses paupières et ses yeux se posent délicatement dans les miens. L’intensité de son regard touche mon cœur, le fait battre plus fort. Je lis en elle comme dans un livre ouvert. Je suis elle.
- Chante pour moi, ma petite. Chante mon histoire. Tu as le don. Dans ton sang coule la magie de mes ancêtres. Il est venu le temps de passer le livre des secrets.
Une chaleur m’envahit. L’amour de mémé vibre en moi. Je saisis une feuille blanche et d’une main nouvelle, j’écris des mots dans une langue lointaine. Le sourire de mémé est magnifique.
Je ne chanterai pas, j’écrirai.
Elle se lève et monte dans le lit désormais froid. Le soleil baigne la chambre d’un jaune éclatant.
Mémé s’en est allée un matin d’été.